Conversation entre
Françis Jutand
DGA de l’institut Mines Telecom
et Valérie Zoydo
journaliste et freelifeuse
Francis Jutand : Je ne suis pas un freelifer. Mais j'espère être un freethinker, on besoin de beaucoup de liberté de penser dans cette période de déstabilisation des équilibres et des pouvoirs économiques et sociétaux du fait de la métamorphose du numérique. Cela créé de nouvelles libertés, mais aussi de nouveaux risques, et une nouvelle « jungle » qu’il va falloir organiser.
Valérie Zoydo : Le numérique est un formidable outil d’empowerment citoyen : je pense aux fab labs, à l'open source… Cette culture horizontale émergente redistribue le pouvoir. C'est clairement une révolution, c’est une formidable opportunité pour « s’empuissanter ».
FJ : « Lost in transition », que faut-il faire pour ne pas être perdu ? Ma réponse est de penser au-delà de la transition, le jour d’après. Une bifurcation n’est pas darwinienne, mais plutôt lamarckienne : c'est dire qu'une série de ruptures qui arrivent et se croisent pour construire quelque chose de différent. Personne ne peut prédire la trajectoire elle-même, il faut donc participer aujourd’hui au grand chambardement, mais surtout, plutôt penser l’après. Il faut anticiper l’impact sur les fondamentaux : la démocratie, le don à la société, les solidarités, l’économie. Il faut ouvrir notre regard pour aller au-delà de ces rapides que l'on traverse et d'un seul coup ça devient plus clair. La prospective ce n’est pas inventer le futur, le confiner dans des scénarios. C’est donner des éléments pour comprendre où ces trajectoires vont nous mener et regarder le présent, vu du futur, pour agir.
VZ : Cela me fait penser au sociologue Michel Maffesoli qui analyse les tribus et notamment les tribus numériques. Il explique comment le numérique va permettre à toutes ces tribus de libérer leurs identités multiples et de devenir soi. Il y a aussi cette dimension dans la question « lost in transition ? » : on n'a plus rien à perdre, on ne sait plus vraiment qui on est, ni à quel groupe on appartient. C’est une opportunité pour explorer toutes ses facettes. Comme dans le voyage, c’est au moment où l’on se perd que les choses intéressantes peuvent commencer : les rencontres, la magie, la reconnexion à soi-même, la découverte de soi et des autres.
FJ : Oui, le numérique c'est une transformation qui doit nous permettre de réinventer le projet humain. Travailler par exemple avec l’Afrique ce n’est pas seulement ce qu’on va pas apporter à l'Afrique avec le numérique mais aussi ce que l’Afrique va nous apporter pour se ressourcer et continuer notre développement ». Cette ouverture est une clé pour ne pas être perdu dans la transition.
Ce qui me rassure c’est qu’au delà de la superstructure qui gouverne nos pays, de la texture est en train de se reformer très profondément, avec des gens qui se parlent, et qui se disent on va faire des choses ensemble. Travailler cette pâte, va nous permettre d'aborder ce saut dans un futur souhaitable.
Par ailleurs, on ne va pas inventer bêtement un transhumanisme pour remplacer l'humain dans son corps ou par les robots, et chercher l’éternité. Il faut garder le contrôle de son identité, de sa souveraineté et modeler la transformation numérique pour cela.
VZ : Justement je me posais la question morale, philosophique : quelle est ta position, vis-à-vis de l'essence humaine, de la spiritualité, de l’âme ? Parce que finalement toutes ces questions concernant le transhumanisme, l'intelligence artificielle, ca nous met en question par rapport à cette humanité là : qu’est-ce qui finalement différencie l'homme de la machine ?
FJ : La première chose, c’est que nous sommes les enfants de la Terre. La seconde est que c’est l'homme qui crée la machine et l’intelligence, en y mettant beaucoup de son essence. La question qui suit est celle du co-développement et de la co-évolution entre l’Homme et la machine et peut être de donner naissance, dans le phylum, à une espèce, fille de l’humain, non à de simples robots aussi rationnellement intelligents soient-ils. Je pense que ce XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas pour réussir de l’évolution humaine, et porter un nouveau projet humain.
VZ : Penses-tu que la spiritualité est un élément essentiel pour ne pas être perdu dans cette transition ?
FJ : Pour moi, il y a 2 boussoles, la première est comment vivre en relative harmonie sur une terre, à 10 milliards d’humains en 2050 ; la seconde est pour quoi faire et quelle est la suite : le 2100 odyssée de l’espèce de Thierry Gaudin.
VZ : J’ai passé presque 10 ans à étudier la transition avec une démarche politique et collective, en dessinant les contours du monde, en essayant de comprendre les évolutions agricoles, sociétales, économiques, technologiques, énergétiques, etc. Après la COP 21 et les attentats, mes recherches se sont beaucoup plus portées vers la révolution intérieure, car la souveraineté collective commence par là : en travaillant sa propre autonomie. Cette fameuse sécurité intérieure, c’est une piste à explorer et c’est pour cela que je me suis tournée vers la communication non violente et l’intériorité citoyenne auprès de Thomas d’Ansembourg. La racine du mot courage vient du mot cœur. La reconnexion au cœur est un vrai outil politique parce qu'il sert l'intérêt général.
FJ : Oui, la réponse viendra de l’association du cœur et de l’esprit. Mais aussi du travail d’équilibre entre intérieur et extérieur dans l’exercice responsable de la souveraineté. Il n’y a pas d'humanité responsable sans souveraineté au niveau de l'individu et du collectif. Tout abandon de souveraineté est quelque chose qui porte en soi une forme de perte d’intérieur et de dégénérescence au sens littéral. Un autre souci réside dans les idées toutes faites, les « prêt à penser», les éléments de langage. Il y a des risques avérés avec le numérique dans ces domaines.